Cuisine : polyèdre des ingrédients et enveloppe convexe
Ma cuisine a récemment rejoint ma liste de lieux de découverte et d'émerveillement montpelliérains (après mon labo, ma médiathèque, mon ordinateur, ma salle de concerts et mes cinémas). Pas besoin de tenter d'audacieuses expériences de gastronomie moléculaire pour être fasciné par de simples changements de forme, de couleur et de texture. Que d'émotions à expérimenter la cuisson mutationnelle des choux au Comté, le durcissement de mes fameuses meringues-radiateur, ou une simple montée de blancs en neige au fouet ! Alors rassurez-vous, ce blog ne va pas s'aventurer sur la paillasse d'un chimiste, je ne parlerai ni du pourquoi ni comment ça marche, mais seulement du jusqu'à quel point ça marche ?Rien de plus affirmatif qu'une recette de cuisine : on vous fournit une liste d'ingrédients avec des quantités bien précises, et leur mode d'emploi. Si vous déviez à peine des instructions, aucune garantie, et avec une précision des ingrédients au centigramme, prenez garde que moelleux fondant "merde-j'ai-pu-qu'-deux-oeufs" Marmiton au chocolat ne se transforme en galette compacte.
Heureusement, ce blog va apporter une contribution révolutionnaire pour tous les auteurs de recettes de cuisine : le polyèdre des ingrédients ! Et en bonus une méthode pour le calculer artisanalement à partir d'un corpus de plusieurs recettes du plat que vous voulez, trouvées sur le net par exemple. Illustration du jour : les crêpes ! (oui, je sais, j'aurais dû écrire ce billet il y a 54 jours mais j'ai totalement renoncé à publier à temps mes billets d'actualité...)
Ce qu'il y a de bien dans les crêpes, c'est que ça se fait avec en gros trois ingrédients (plus un pour la poële, qui ne compte pas), ça va donc nous permettre d'obtenir une jolie image en 3D. Des oeufs, de la farine, et du lait, voilà le dénominateur commun aux 19 recettes que j'ai réunies (dans ce fichier tableur) grâce aux sites lejus.com, 1001delices.net, recette-crepe.net, goosto.fr, supertoinette.com, recettes.qc.ca et Marmiton (désolé pour mes amis végétaliens). Mais peut-être va-t-on commencer avec seulement deux ingrédients pour bien comprendre. Disons que l'on a déjà décidé du nombre d'oeufs à utiliser, un seul par exemple. On calcule alors selon toutes les recettes, par une règle de trois, la quantité x de lait et y de farine qu'on doit ajouter (j'ai tout codé en grammes pour simplifier). On peut alors placer sur un graphique cette vingtaine de points de coordonnées (x,y) obtenus :
En bas à gauche se trouvent les recettes avec beaucoup d'oeufs (puisqu'il y a peu de farine et de lait), en haut à droite avec peu d'oeufs. En haut à gauche, plus de farine, en bas à droite, plus de lait. Qu'est-ce donc que cette sorte d'élastique orange qui se resserre autour des points ainsi dessinés ? C'est une sorte de zone de sécurité : tout point de cette zone correspond à un choix d'ingrédients qui devraient fonctionner, puisqu'il se situe "entre" des choix de quantités d'ingrédients qui fonctionnent. En mathématiques, on appelle ça l'enveloppe convexe de l'ensemble de ces points, et il existe des algorithmes variés pour la calculer automatiquement. Alors évidemment, pour ne prendre aucun risque il vaudra mieux cibler bien au milieu de cette enveloppe, vous pouvez d'ailleurs remarquer que 3 recettes présentent les mêmes quantités des trois ingrédients principaux, cela correspond à un point assez central (1/2 litre de lait et 250 grammes de farine pour 3 oeufs).
Autre enseignement de cette enveloppe convexe, on peut en déduire des informations sur la précaution à mesurer chaque ingrédient (la robustesse de la recette en fonction de chaque paramètre en gros). Remarquez combien l'enveloppe convexe est allongée et étroite (elle le serait encore plus si j'avais choisi une échelle verticale et horizontale identiques). Cela signifie que selon les recettes la quantité d'oeufs varie pas mal, mais la proportion lait/farine beaucoup moins. On peut d'ailleurs comparer pour chaque recette ses proportions par rapport aux proportions moyennes :
Et si l'on fait la moyenne de ces pourcentages de variation en valeur absolue, on obtient : 16% pour le rapport lait/farine, 28% pour le rapport farine/oeufs, 31% pour le rapport lait/oeufs. Ainsi le rapport lait/farine varie beaucoup moins que les autres parmi les recettes, il faudra donc être plus méticuleux dans ces proportions que pour le nombre d'oeufs, par rapport à la variation duquel la recette des crêpes est donc plutôt robuste (désolé pour cette structure de phrase alambiquée, mais ça me donne l'occasion de faire un joli accord de pronom relatif).
Vous pouvez aussi vous amuser à représenter sur un même graphique plusieurs desserts ayant les mêmes ingrédients principaux, ici les crêpes, les gaufres et le flan :
Attention tout de même avant de verser votre pâte à crêpes dans le gaufrier ou les ramequins au four, il y a aussi un peu d'huile et de levure dans la préparation à gaufres, et de sucre dans celle du flan.
Pour finir, passons au polyèdre 3D des ingrédients grâce à la très jolie applet Java de Tim Lambert (dont il distribue en plus de code source que j'ai modifié pour y mettre mes points de crêpes), vous pouvez agir avec la souris pour contrôler le polyèdre et le faire bouger :
Là encore c'est une enveloppe convexe qui est calculée, en 3 dimensions, sur des points de coordonnées (x,y,z) avec cette fois le nombre d'oeufs en x, la quantité de lait en y, et de farine en z. Je place les points en fixant le nombre d'oeufs à une limite minimum et une limite maximum pour obtenir ce joli tronc de cône, tel que toute coupe perpendiculaire à l'axe x (à nombre d'oeufs constant) me donne bien le polygone d'enveloppe convexe de même forme que ci-dessus. Et pour le rendre vraiment utilisable il faudrait pouvoir laisser entrer à l'utilisateur les valeurs de quantités d'ingrédients qu'il a lui-même utilisées : si le point arrive à l'intérieur du polyèdre, tout va bien, sinon... gare à la recette loupée !
Eh bien il me reste maintenant à attendre le prochain livre de cuisine ou pâtisserie (ou site web) qui accompagnera ses recettes de polygones ou polyèdres d'ingrédients, bizarrement je crois que je devrai faire preuve d'un peu de patience. Encore que... Il y a bien des geeks qui ont programmé un moteur de recherche de recettes de cuisine à partir des ingrédients sur cuistot.org !
Mise à jour en soirée : il me semble naturel que si deux points correspondant à des quantités d'ingrédients fonctionnent pour une recette, alors tout le segment entre ces deux points fait aussi fonctionner la recette, mais certains lecteurs que je ne nommerai pas n'en sont pas convaincus. Tout contrexemple, ou toute théorie alternative quant à la structure, dans l'ensemble à multidimensionnel des ingrédients, des ensembles de points permettant de préparer avec succès un certain plat, sera le bienvenu ! Ce défi du contrexemple est doté d'un prix : une invitation à le déguster (ou bien, si je suis de bonne humeur, à déguster plutôt une des deux extrémités, qui fonctionnent, du segment).
5 commentaires:
Bonne idée d'analyse et de représentation ! Mais quand même, vous êtes grand malade ;-)
Cette présentation est fascinante...
J'en suis estomaqué!
Vous venez de vous faire avoir par la dérive historique de la pondeuse ; rien de grave, sauf que certains fournisseurs de recettes font de même, hélas.
J'explique :
il y a bien longtemps, plus de 50 ans, la production d'œufs était purement fermière et la reproduction des poules anarchique.
Puis vinrent les élevages industriels et la sélection méthodique des pondeuses. Chaque poule ne pondant qu'un œuf par jour, on va chercher à ce qu'il soit le plus gros possible. Et l'œuf qui dépassait rarement les 50 grammes en fait couramment plus de 70.
Les recettes mettant peu de lait / farine par œuf sont souvent pompées dans de vieux bouquins ; sans Tefal elles resteraient collées à la poêle.
Bien belle étude, mais empiriquement je me risquais peu dans de nouvelles recettes sans au moins trois sources fiables !
je trouve:pilou parle beaucoup poule,et valorise tefal,quand à mister polyedroconvexe,chapeau bas pour les maths,cela me fais penser aux chadokes,merci pour ce moment de detente.
@Pilou: Intéressante remarque, mais une variation de la masse de l'oeuf de 50 à 70 grammes n'explique pas les variations du simple au triple à l'intérieur du polyèdre.
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